Tuesday, March 27, 2007

Culture littéraire - ou pas ; plus ; autrement

A l'invitation de GD, je lis les Brevities de Poe - elles donnent une mesure, étonnante, d'une histoire de la littérature. Un âge des literati. Et de combien on a passé hors d'un temps littéraire.
Entre 1835 et 1850, Poe publie, en groupes de diverses dimensions et grappes changeantes selon caprice et opportunité, dans des périodiques et selon divers modes d'importance éditoriale, ses Pinakidia ("or Tablets"), Marginalia, Supplementary Pinakidia, Literary Small Talk, A Chapter of Suggestions, Fifty Suggestions, Supplementary Marginalia.
Woolf aimait aussi cette littérature de l'essai et de la fantaisie, cette littérature de "the Obscure", cursive et eccentric - c'est en quoi elle est littéraire, formée entièrement à la littérature anglaise, essentiellement lectrice et lettrée (ce qui n'est pas scholarly, justement, par non-passage positif à l'université. Il y a la question des femmes et de l'éducation ici, centralement : une question de statut social des femmes et de fonction politique de la littérature vernaculaire, contre les lettres classiques de la socialisation patriarcale). En quoi elle est plus encore 18ème et early 19ème que victorienne par son père historien de la littérature anglaise. Mais c'est en quoi aussi elle débouche sur le moderne. Et prend dans le moderne toute une généalogie de la littérature, en passant par Montaigne.

La culture, le milieu culturel que font remonter les Brevities : une société où l'allusion littéraire est la monnaie courante ; où on peut s'intéresser aux tidbits et autres gossip comme discours de reconnaissance et de vie sociale, culturelle. Où cette agitation des lettres est assez courante pour fournir un lectorat ordinaire aux journaux divers et nombreux et plus et moins importants - l'ordinaire, le mineur (GD) de ça étant la mesure de la currency. Périodiques où des informations et anecdotes d'histoire littéraire [anecdote : unpublished, not given out - informel, non officiel ; là où Woolf trouvait son délice de la "modern biography", avec Montaigne déjà, et contre les classiques marmoréens et publics] peuvent servir de "fillers" : assez de valeur de distraction pour remplir plaisamment des coins de mise en page.

Un point intéressant, qui semble une dimension nécessaire de ça : le problème du plagiat, dans les termes belletristic de la copia et de l'invention (si on se met dans les termes d'une éducation classique, qui semble être audible comme sous-texte, en particulier évident dans la densité de citations de lettre latines et grecques), de la compilation : common-place books. Entre les langues : latin, grec, français beaucoup aussi.

Je recueille les grappes de mots qui forment le ton de ce milieu discursif (de Poe, et de son éditeur de 1985, Burton R. Pollin, NY, Gordian Press) :
  • du titre les Pinakidia, Poe dit qu'il y entend un grec pour anthology (et associe au précédent de Dionysius of Halicarnassus) - compendia of "general literature"), compendia, sources, erudition, scraps of learning "at second hand" (Poe). "audacious pilferers" (et chaînes d'emprunteurs, passant entre les langues et les siècles - dont Isaac D'israeli's Curiosities of Literature, 1791-1823, anecdotes sur des personnages historiques, "unusual books and habits of book-collectors", suffisamment established pour que son fils Benjamin devienne premier ministre de Victoria - auteur également d'un An Essay on the Manners and Genius of the Literary Character, 1795, Woolf encore - Bielfield's Universal Erudition, Bryant's Mythology, and Montgomery's Lectures on Literature.) Aussi : La Rochefoucauld, Colton, Burdon, Landor). Il s'agit aussi d'un jeu de culture donc, trivia and the day's trivial pursuit ; jeu de code jeu de piste : donner des clues au lecteur pour retrouver les sources, etc. Autre well-tapped source : Father Dominique Bouhours, La Manière de bien Penser, que Poe cite sous le nom de Guez de Balzac. "Erudite 'teasers'", dit Pollin. Poe se plaint lui-même, plaisamment, de "the class of willful plagiarists... who plunder recondite, neglected, or forgotten books" (Marginalia 198). Woolf parle de antiquarians il me semble. Poe de Memorabilia Literaria.
  • tirés de : notebooks, common-place book of memoranda,
  • cullings, tidbits, items, scraps (ici on tout près de Woolf). Curiosities (il y en a dans Dickens, encore un fantaisiste). Notes, tales and sketches. Publiés par exemple dans des gift books pour la saison de Noël.
  • premières phrases de l'introduction des Pinakidia (p. 1 dans l'édition de Pollin) : "Under the head of 'Random Thoughts,' 'Odds and Ends,' 'Stray Leaves,' 'Scraps,' 'Brevities,' and a variety of similar titles, we occasionally meet, in periodicals and elsewhere, with papers of rich interest and value - the result, in some cases, of much thought and more research, expended, however, at a manifest disadvantage, if we regard merely the estimate which the public are willing to set upon such articles. [...] for the most part, these 'Brevities,' &c. are either piecemeal cullings at second hand, from a variety of sources hidden or supposed to be gidden, or more audacious pilferings from those vast storehouses of brief facts, memoranda, and opinions in general literature, which are so abundant in all the principal libraries of Germany and France. [...] impudent and silly [...] stolen wares, theft." Autre volumes sources qu'il mentionne : Bibliothèque des Memorabilia Literaria, Recueil des Bonnes Pensées, Lettres Edifiantes et Curieuses, Literary Mémoires, Mélanges Littéraires, Pièces Intéressantes et Peu Connues, Curiosities of Literature, Literary Character, Calamities of Authors (ces 3, de D'Israeli).
  • il faut y mettre aussi donc : mélanges, miscellany, et satire Ménippée.
  • et une dimension trans-langues et trans-cultures, qui fait une République des lettres. Tout un âge, là encore. "General literature", dit Poe.
  • factitious erudition, irony, banter ; "impudent and silly" - to pique curiosity. Le jeu de mot sur "original" dans l'introduction aux Pinakidia : d'origine, et contre-canonique ("fresh, unusual and not copied" dit Pollin, distinct de "primary or earliest"). Jeu. Une socialité donc, par les lettres. Et par les livres, même.
  • écriture : "the relaxed ease of the short discursive essay," écrit Pollin, "so different from the neat and predetermined construction that he had always demanded for the tale and the poem". Sure : composition.

Quelque chose à voir avec le privé-public (anecdotes, unpublished, "obscure"). La littérature en fragments et en mineur comme distraction, et comme socialité. La littérature comme manière, aussi, et question du character. Où Woolf tire la ressource du sujet moderne. Mais la littérature n'est déjà plus le sol. La question du modernisme est l'art. Il s'agit d'autre chose. Et Woolf passe au roman.

Savoir bien sûr aussi la fortune des Brevities avec Baudelaire (les fusées) et Valéry (le journal - Valéry traduit Quelques fragments des marginalia, 1927). Julio Cortazar les traduit en Argentine en 1956.

Quelque chose à voir avec les Caractères, les Moralistes et leur poétique du fragment (qu'on dit - mais il s'agit du bref, bien sûr - dans son lien avec éthique poétique) et de la note, La Rochefoucauld, Joubert, (avec Renard, et le Journal des Goncourt, on est passé à autre chose déjà, je crois). Les Maximes, et les Minimes (Adorno).

La petite littérature.

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