Tuesday, September 19, 2006

L'utopie musicale

Avant-hier sur la chaîne télé C-SPAN, le pianiste de jazz Herbie Hancock disait que la musique (le jazz, précisément, mais j'exporte ses propos à l'ensemble de la musique car il s'agit d'un topos) constituait une solution aux problèmes de communication et de relation que rencontre l'humanité. On connaît l'idée: c'est celle d'une utopie musicale. S'adressant directement à l'émotion, à la constitution physique de l'individu par l'activité du rythme notamment, la musique aurait ce pouvoir de fédérer des individus. "Qui peut entendre une musique de Benny Goodman, disait Hancock, sans commencer à bouger sur sa chaise?"
Mais de quelle utopie parle-t-on? Une utopie sans idées, sans prises de position politiques, sociales. Cette utopie est une éthique de l'émotion et de la sensibilité, c'est-à-dire une esthétique. Et, en effet, je peux partager cette émotion avec beaucoup de gens, et me donner ainsi l'illusion d'une communauté enfin pacifiée dans l'avènement d'une pan-rythmique. Mais après? Parce qu'il y a bien un après de la musique. Parce qu'on ne peut pas passer sa vie à vibrer sur une musique de Benny Goodman.
La même interrogation, en fait, se porte sur cette entreprise récente, indissociablement philanthropique et philharmonique, unanimement saluée pour son militantisme pacifique, qui a consisté à former un orchestre symphonique en réunissant des musiciens Palestiniens et Israéliens afin d'oeuvrer pour la paix au Proche-Orient. Il s'agit, sans conteste, d'un signe fort. Mais seulement d'un signe. Parce que s'il est certain que pendant le concert ces musiciens sont ensemble et communient dans la musique, ensuite, il faut bien qu'ils rentrent chez eux. Et chez eux, ce n'est pas seulement un espace, un territoire, c'est aussi un ensemble d'idées, de discours, de prises de positions nécessairement situées.
Si je suis musicien, je peux très bien imaginer entrer dans un set d'improvisation avec d'autres musiciens, et ressentir cette communion musicale avec une telle intensité que j'aie le sentiment de participer à l'avènement d'une véritable communauté. Ensuite, même, après la musique, on pourrait, euphoriques, boire des verres, raconter des blagues, partager des souvenirs de musiciens, etc. Mais si je découvre que cet alter ego musical a des positions idéologiques antithétiques aux miennes, c'est-à-dire milite pour une utopie qui me semble contre-anthropologique, que reste-t-il de l'utopie musicale? Peut-on musiquer sans penser? Pire: musiquer fait-il oublier de penser?

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